Un chargement de garances vient d’arriver dans la grande cour. Les ouvriers s’affairent à extraire les bottes de fleurs du chariot pour les ranger bien alignées contre le mur de la grange, sous le grand auvent. Le contremaître surveille les manœuvres et tient le décompte des bottes livrées. Il presse les ouvriers d’en finir au plus vite car la pluie arrive. L’horizon à l’ouest s’est obscurci et la température a chuté. L’automne prend ses quartiers dans la région.
Les fleurs viennent de Hollande. On n’en trouve plus de cette qualité dans la région depuis une bonne vingtaine d’années et les garancières disparaissent l’une après l’autre. Les prix ont augmenté mais la famille en consomme beaucoup pour son activité et a dû trouver de nouvelles sources d’approvisionnement.
La garance est une plante curieuse, munie de longues tiges vertes, surmontées de fleurs jaunes éclatantes, mais dont les racines, quant à elles, donnent une couleur rubis des plus vives.
Voilà plus d’un siècle que la famille Welter exploite des teintureries autour d’Orange, travaillant avec les fabricants d’indiennes ou les soieries de Lyon.
Garance, justement, c’est le nom que lui ont donné ses parents. Elle est marquée à vie par l’histoire de la famille, ses traditions, son commerce, et elle a de plus en plus de mal à le supporter.
Elle a 28 ans, est déjà vieille fille aux yeux de tous et vivote dans la ferme familiale. Ses frères ont repris la teinturerie comme il se doit et elle-même y travaille depuis qu’elle est en âge de discerner deux pigments différents. Elle connaît toutes les teintes entre la capucine et le bordeaux, en passant par la tomette et l’andrinople.
La famille, fidèle à son blason aux couleurs de sinople et de gueules, a décidé de se spécialiser dans cette dernière gamme de couleurs et n’a jamais fait d’exception.
Garance elle, après avoir baigné dans ces teintes depuis l’enfance, s’être joyeusement cramoisi le visage et les avant-bras de pigments, a subitement détesté tout ce camaïeu à sa puberté. Quand ses menstruations sont apparues pour la première fois, personne ne les lui avait annoncées. Elle les a cachées, a lavé ses vêtements en cachette et prié pour que cela ne recommence pas. Le mois suivant, cependant, sa mère s’en est rendu compte et a eu pour tout commentaire :
– C’est normal pour une femme. Va te changer.
Les explications étaient finies. Succinctes. Insuffisantes pour la jeune fille et absolument pas rassurantes. Elle a fini néanmoins par s’y habituer et n’en a parlé à personne. Il n’y avait presque aucune autre femme sur la propriété, à part la vieille Adèle, la gouvernante et sa petite-fille, Prunelle, qui n’avait que 6 ans.
Elle observait son sang, parfois brillant, parfois épais et foncé. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’à force de vivre, de manger, de dormir parmi les teintures écarlates, elle en était tout imprégnée. La première fois qu’elle s’était vue saigner, elle en avait vomi de terreur et de dégoût. Cet épisode marqua le début de son aversion pour le vermillon et de la lente dégradation de son état de santé.
Garance a donc commencé par vomir, puis se taire, puis s’isoler, le plus possible. Elle ne vient dans les grands bâtiments de teinture que quand sa présence y est requise, et le reste du temps se fait passer pour malade et s’enferme dans sa chambre au premier étage du bâtiment central.
Elle a bien essayé de fuir quand elle a eu 20 ans. Elle a pris quelques vêtements dans un baluchon, une miche de pain et a quitté l’exploitation à l’aube, avant l’arrivée des premiers journaliers et le réveil de son père.
Elle a pris la route vers la forêt, enfin libre et tellement heureuse au lever du soleil de ne voir autour d’elle que du vert et du jaune. Plus de passe-velours ou de bordeaux, de bourgogne ou de queue-de-renard. Elle a bien croisé quelques coquelicots et les a arrachés avec rage, les déracinant pour qu’ils ne puissent resurgir de terre. Leur couleur lui était devenue insupportable et la rendait nauséeuse.
Elle a dormi quelques nuits dans la forêt, avançant lentement le jour, écrasée par la fatigue, épuisée par la sous-alimentation. Elle se blottissait sous des branchages durant la nuit, tremblante de froid et de peur, tentant de juger la distance qui la séparait des hurlements des loups, qui lui provenaient au loin.
Elle n’a jamais su combien de temps elle avait erré ainsi en cherchant le repos. Les battues l’avaient finalement retrouvée, évanouie près d’un ruisseau. Elle avait été ramenée à la maison, lavée, réchauffée, puis couchée à nouveau dans des draps framboise. À son réveil, la vue de sa chambre, de ses tonalités lie-de-vin, l’avait à nouveau rendue malade.
Après cette fugue, elle se résigna, recommença à travailler en adaptant ses mouvements. Elle traversait la cour en regardant le bout de ses pieds pour ne pas voir la brique des murs des bâtiments. Pour brasser le contenu des grandes cuves, elle fermait les yeux, imaginant des jaillissements de bleus, de verts ou de jaunes. Avec difficulté, cependant. Ses pupilles étaient imprégnées de grenat et les zébrures qui apparaissaient quand elle fermait les paupières ne lui montraient que du sang. Elle continua pourtant de s’imaginer une vie à l’autre bout de l’arc-en-ciel, comme si le cercle chromatique pouvait un jour tourner et lui permettre de se réveiller ailleurs, dans d’autres couleurs.
Elle s’alimentait de moins en moins, tentant de disparaître en fondant petit à petit, mais sa maigreur révéla un peu plus la teinte rosacée de ses joues et le tracé de ses veines violettes. Le sang affluait à la surface, n’étant plus dissimulé par la couche de graisse naturelle. La finesse de sa chair la rendait diaphane. Elle pensa à devenir transparente. Une absence de couleur qui commençait maintenant à la séduire. Elle rêva d’un épiderme pellucide. De devenir invisible. Mais ses stratagèmes de sous-alimentation ne semblaient pas fonctionner. Elle continuait à gagner en couleur et à perdre des forces.
À plus de 28 ans, donc, elle envisagea un moment de se donner la mort pour s’extraire de l’enfer. Mais on ne se donne pas la mort si l’on croit en Dieu et en l’Église. Elle risquait l’enfer, et on lui avait dit que l’enfer était de lave et de feu. Un châtiment bien pire l’attendait donc si elle mettait fin à ses jours. Elle abandonna bien vite cette piste.
Un jour, la solution lui apparut. C’était pourtant simple : elle ne devait plus voir. Se crever les yeux, supprimer ce sens qui la faisait tant souffrir. Elle deviendrait alors dépendante de l’aide des autres mais elle pourrait enfin avoir l’esprit en paix, cesser d’être tourmentée par ces éclairs sanguinolents qui lui transperçaient les globes oculaires et lui retournaient l’estomac.
Elle commença donc à réfléchir à la meilleure manière de s’aveugler. Elle approchait doucement ses ciseaux de couture de ses yeux pour percevoir ce qu’elle pourrait ressentir et vérifier qu’elle serait capable d’aller jusqu’au bout. Elle imagina aussi utiliser un acide, quelque chose de corrosif. Mais elle sentait bien qu’elle n’aurait droit qu’à un seul essai, et que si celui-ci échouait, la douleur l’empêcherait sûrement de terminer son acte et de se libérer complètement. À force de tenter d’approcher des objets de sa cornée, elle découvrit qu’elle ne pourrait jamais maîtriser le réflexe de protection que ses yeux adoptaient en refermant, en une fraction de seconde, les paupières. L’œil a de meilleurs réflexes que la main.
Elle renonça donc aussi à se crever les yeux, terrifiée par la peur de la douleur et de l’échec de son entreprise.
Un jour d’hiver, elle se décida à faire une nouvelle tentative pour se libérer de son calvaire. Elle enfila des vêtements chauds et prit la route au travers des champs enneigés en direction des bois. Elle rejoignit la grande clairière située sur le flanc de la colline qui surplombe le village voisin.
Elle se confectionna un abri de neige pour se couper du vent, car elle voulait pouvoir rester là le plus longtemps possible. Elle s’installa, assise sur une vieille souche, face au soleil, dans la lumineuse réverbération de la clairière, et se mit à fixer le soleil, essayant de ne pas cligner des yeux, de ne pas détourner son regard. Passées les premières minutes d’inconfort à regarder en face l’astre suprême, elle s’habitua et se perdit dans une forme de fascination hypnotique. Elle perdit peu à peu la notion du temps et resta ainsi des heures et des heures, jusqu’à ce que le soleil se pose à l’horizon et que le froid devienne trop mordant.
Quand elle entreprit de rejoindre la ferme, elle se rendit compte avec beaucoup de satisfaction et aussi un peu d’angoisse, qu’elle n’était plus capable de voir. Ses yeux étaient bombardés par de longs éclairs blancs, des jets de lumière semblaient émaner de partout dans ses orbites et attaquer directement des parties aléatoirement sélectionnées de son cerveau. Elle voyait blanc. Mais elle ne voyait plus le monde alentour. Juste du blanc, des éclairs, des lueurs claires, de la neige diffuse. Son stratagème avait donc fonctionné. En revanche, elle n’était plus capable, c’était prévisible, de rejoindre la ferme par ses propres moyens. Elle s’abrita donc encore un peu plus derrière le mur de neige et attendit patiemment qu’on ne la retrouve encore une fois. Mais cette fois, elle savait qu’une fois rentrée, elle serait prise en charge par les siens et apaisée de ses tourments. Elle tenta de trouver le sommeil, mais le froid était trop intense et elle finit, comme quelques années auparavant, par s’évanouir de froid et d’épuisement.
Quand elle se réveilla, deux jours plus tard, elle sentit une présence dans la chambre où elle se trouvait. Il lui semblait ne pas reconnaître l’odeur de la maison. Des effluves âcres lui prenaient la gorge et les bruits semblaient inhabituels. Elle se douta qu’elle n’était pas chez elle. Peut-être était-elle chez de braves paysans qui l’auraient recueillie. Au début, elle préféra ne pas ouvrir les paupières mais tenta néanmoins de retrouver le blanc immaculé qu’elle avait perçu avant de s’évanouir. Elle se rappelait bien ce qui lui était arrivé, mais n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé depuis son aveuglement dans la clairière.
La blancheur des éclairs semblait avoir laissé place à de multiples couleurs irisées en mouvement permanent, comme un kaléidoscope tournant trop vite et ne permettant pas de percevoir une image à la fois. Plutôt comme une succession de couches, couleurs, images, flashs. Projetée par un kinétoscope dont on aurait perdu le contrôle. Fou et flou.
Les jours suivants, elle comprit qu’elle était dans une sorte d’hôpital. Personne ne lui parlait ; des infirmières allaient et venaient régulièrement dans sa chambre, surveillaient son pouls, lui administraient des injections et la nourrissaient à la cuillère. Elle n’avait plus aucune force. Peut-être était-elle restée trop longtemps dans le froid et la vie avait-elle commencé à l’abandonner.
Quand elle était éveillée, elle s’agitait de plus en plus, perturbée par les jaillissements de lumière qui bombardaient son crâne. Lorsqu’elle risquait de tomber de son lit ou criait trop fort de douleur ou de désespoir, une nouvelle injection lui était administrée qui la faisait retomber dans un état de léthargie qui durait quelques jours.
Chaque réveil était plus terrifiant que le précédent. Elle n’était pas capable de deviner où elle était. Personne ne semblait répondre à ses questions. Sa famille n’avait apparemment pas jugé bon de l’accompagner ou de la visiter depuis son arrivée. Et surtout, plus le temps passait, plus les jets de lumière ophtalmiques reprenaient une teinte violacée, puis rosée. Le cauchemar reprenait. Ce qu’elle voyait maintenant sans voir, par ses yeux brûlés, ressemblait de plus en plus à ce qu’elle voyait avant par ses yeux valides. Une explosion de feu et de sang. Elle se mit à hurler de terreur à chaque réveil, obligeant l’équipe médicale à lui administrer sédatif sur sédatif pour la maintenir endormie. Et c’est ainsi que se passèrent plus de 10 années…
Garance était ma patiente. J’ai été le médecin de famille des Welter pendant les dernières décennies. Je l’avais vu naître et grandir. Je percevais son malaise, mais elle n’avait jamais su me l’expliquer réellement. Elle avait sombré peu à peu dans la folie, que l’on avait attribuée à son caractère agité et à son célibat. Je me doutais bien que ce qui la tourmentait était ce qu’elle voyait et que son aveuglement était bien le signe de sa détresse. Mais elle n’en parlait pas. Comme si personne ne pourrait jamais la comprendre. Comme si dénoncer cette domination monochromatique eût été renier sa famille et ses origines de façon trop abrupte, alors que tous étaient tellement fiers de leur héritage.
L’année dernière, j’ai dû cesser mes activités de médecin. Je suis maintenant trop vieux et trop fatigué pour parcourir les routes et aider tous ces pauvres gens. Je le regrette et je pense souvent à Garance.
Je suis allé la voir une dernière fois il y a quelques mois ; je ne pense pas qu’elle ait remarqué ma présence. Personne ne lui rend jamais visite depuis qu’elle est internée. Sa famille se sent responsable et préfère oublier ce qui est arrivé. Avoir une folle dans la famille, c’est mauvais pour les affaires.
Garance mourra seule, dans quelques années, à l’hospice. J’essaie d’oublier que la dernière fois que je lui ai rendu visite, j’entendais encore ses cris de terreur retentir jusque dans le parc en passant les grilles de l’entrée. L’incessant mistral agitait la grande enseigne sur laquelle était ironiquement inscrit le nom de l’établissement : La Maison Rouge…
(Valérie Garrel, 2010)