Je me souviens très bien de comment ça a commencé. J’avais 8 ans. Mon oncle me gardait ce jour-là car l’école était fermée. Il me traîna donc avec lui toute la journée dans ses activités diverses. Sur le chemin de l’épicerie, nous nous arrêtâmes dans une petite échoppe toute en longueur dissimulée derrière une vitrine crasseuse pleine de vieux livres poussiéreux.
Grâce au soleil d’hiver qui se tenait bas sur l’horizon, un peu de lumière filtrait au travers de la vitrine et une lampe tremblotante éclairait la boutique. Au fond, un comptoir très étroit laissait un passage vers ce qui semblait être une autre pièce à l’arrière mais que je ne voyais pas.
Un vieux monsieur grisonnant avec un tablier de cuir marron nous accueillit chaleureusement en appelant mon oncle par son prénom. J’ai supposé qu’ils étaient amis. Il m’a proposé de m’asseoir dans un énorme fauteuil adossé à la vitrine et m’a donné une sorte d’éventail fait de différents morceaux de cuir retenus par un anneau. Je ne savais pas du tout ce qu’était le cuir avant ce jour. Mais mon attention a été captée par les différentes textures de ces chutes de matières. La plupart étaient très douces, certaines très lisses, d’autres grumeleuses. Les 2 côtés de chaque morceau avaient aussi des touchers très différents. Les couleurs allaient du rouge carmin au chamois, toute une gamme de bruns chauds et même un noir couleur de jais.
Je me suis trouvé hypnotisé par ces couleurs que je faisais défiler entre mes doigts dans un sens puis dans l’autre pendant que mon oncle et son ami se racontaient je ne sais quoi sur une encyclopédie en huit volumes. Le temps a suspendu son cours, pour moi en tout cas, et j’aurais passé la nuit-là si mon oncle n’avait pas décidé de rentrer préparer le souper. Mais quand il est venu me chercher près de la vitrine pour me dire que nous partions, mon visage s’est empourpré. Je venais de choisir soigneusement un des morceaux de cuir et je le frottais contre ma joue, les yeux fermés, pour mieux le sentir. Il n’a rien dit pourtant. Il m’a souri, m’a tendu la main pour récupérer l’éventail de cuirs et le rendre à son propriétaire et m’a laissé m’extraire du fauteuil. J’étais rouge de honte au point que je m’en rappelle encore. Ce moment de sensualité qui m’avait mis si mal à l’aise à huit ans, je le répète pourtant encore maintenant avec délices et je ne m’en lasse pas.
J’ai repris cette petite échoppe, un peu par hasard, des décennies plus tard après un début de carrière bien conventionnel empli d’ordinateurs gris et de cubicules blancs.
Un soir de tempête, j’ai vu un écriteau sur la vitrine de cette boutique dans laquelle pourtant je n’avais jamais remis les pieds et j’ai su que c’était le bon moment.
L’écriteau disait : « Cherche H/F inconscient(e) et un peu rêveur pour prendre soin de livres ».
Alors j’ai poussé la porte et j’ai dit qui j’étais au vieux monsieur – qui l’était désormais plus encore. Il m’a demandé des nouvelles de mon oncle.
Puis, sans rien demander de plus, je lui ai dit :
- Montrez-moi…
Il a fallu plusieurs années de pratique, de cent-fois-sur-le-métier-tu-remettras-ton-ouvrage, avant que le propriétaire, Armand, ne se retire définitivement de l’affaire. Avec une patience infinie, jour après jour, il m’avait enseigné les gestes, les savoir-faire, la patience et l’humilité que requiert un métier d’art.
Le relieur c’est un peu le gériatre du livre. Une fois, quelqu’un qui travaillait en philanthropie m’avait dit : « C’est très difficile de lever des fonds pour un département de gériatrie tu sais. Tout le monde veut bien donner pour de la néo-natalité ; les bébés c’est vendeur, mais les vieillards… »
Cela m’a fait penser que pour les livres c’est un peu la même chose. À part quelques collectionneurs, les vieux papiers n’intéressent pas grand monde. On préfère les nouveautés de la rentrée littéraire à la couverture glacée comme du plastique ou même des versions électroniques.
Le livre ancien ne vaut plus rien. Pourtant je vois mon intervention comme un sauvetage, comme une réanimation.
Si on abandonne un vieux livre, son cuir moisit, les insectes et les champignons s’y logent, les pages jaunissent. Il meurt lentement. J’aime l’idée que je lui donne une nouvelle jeunesse en le restaurant, qu’il a ainsi toute une nouvelle vie devant lui.
Ceux néanmoins qui accordent encore une importance à la reliure se classent à mon avis en deux catégories :
Les plus prétentieux font refaire la reliure à neuf quitte à faire perdre de la valeur au livre, mais c’est pour la beauté du rayonnage.
Les institutions tiennent à ce que la restauration se voit, probablement pour montrer qu’ils font des efforts de conservation et que l’argent public sert à quelque chose. J’ai vu cela aussi dans la restauration des murs de vieux châteaux. Je ne sais toujours pas quoi en penser.
Les puristes veulent juste recoller, rapiécer, pour pouvoir continuer de le feuilleter sans qu’il parte en lambeaux et espèrent que leurs petits enfants ne le jetteront pas. « Mais enfin, ils feront bien ce qu’ils voudront… »
Toujours est-il qu’en rejoignant Armand dans son antre j’ai découvert tout un univers. J’ai découvert que les livres poussiéreux en vitrine n’étaient que les plus mal en point qu’il avait posé là par négligence. Nous avons nettoyé, arrangé, éclairé et de plus en plus de gens, jeunes et vieux, amateurs et curieux, ont poussé la porte de la boutique. Tous nous disaient avoir la nostalgie des vieux livres et être déroutés par le peu de valeur qu’ils ont désormais. Certains demandent : « Ça vaut la peine de restaurer ça ? ». En termes monétaires, je suis incapable de répondre mais pour le plaisir que cela procure alors là oui. Mais peu de gens s’offrent ce plaisir oublié de nos jours.
J’ai découvert un univers où les 5 sens ou presque sont sollicités en permanence. Le toucher des matières et l’infinie diversité des ressentis auxquels on n’a jamais prêté attention. Les odeurs des cuirs bien sûr mais aussi des outils en bois centenaires, des colles, des papiers, des vieux meubles de rangement. Le bruit des ciseaux sur les différentes textures, des petits et des gros marteaux, le couinement de la presse, les lattes du plancher. La brillance des feuilles d’or, et puis des couleurs, des couleurs partout, vives, douces, brillantes ou mates, des couleurs qui se marient et des couleurs qui jurent. Pour le goût, tout réside dans la vasque en cristal posée sur le coin du comptoir et où les petites mains (et parfois quelques grandes) plongent pour en ressortir une poignée de bonbons…
J’ai découvert un mélange de douceur et de force, de chaos et de précision. C’est comme si j’étais moi-même en permanence écartelé entre différentes émotions mais c’est probablement cette inconstance, ces polarités, qui me plaisent tant.
Plusieurs de mes outils sont des presses qui doivent au total représenter plusieurs tonnes. Autant vous dire qu’elles n’ont pas bougé depuis 30 ans ! Les fers à dorer malgré leurs noms sont eux, plus légers qu’il n’y paraît. Les caractères d’imprimerie sont légers individuellement mais c’est leur nombre qui fait leur force. Et enfin, à l’autre bout de la chaîne du poids, vient la souveraine feuille d’or, fuyante, aérienne, indomptable.
La question est venue très vite. Qui me succédera ?
Les jeunes ne semblent plus s’intéresser aux objets. Ils en achètent, se lassent, en changent, les jettent. Les écoles de reliure sont rares, le matériel disparaît à la faveur des fermetures d’atelier. Je ne perds pas espoir mais je sais que, comme Armand, je vais devoir rester longtemps aux commandes pour avoir la chance de voir quelqu’un passer ma porte et me dire « Montrez-moi ! ».
Aujourd’hui la rue me semble plus active que d’habitude. Le printemps pointe le bout de son nez et chauffe la vitrine. Un ballet de déneigeuses, écoliers, travailleurs ou touristes passe devant ce que j’appelle mon écran de vie.
Tous les matins invariablement je prends mon café en caressant un morceau de cuir. N’importe lequel, celui que j’ai trouvé sur la table de coupe, celui qu’on vient de me livrer, celui que je suis en train de travailler. Je regarde la rue par la vitrine qui forme une sorte de télévision. J’ai toujours la surprise de voir des personnes entrer et sortir du cadre par un côté ou l’autre, sans que je sache d’où ils viennent et où ils vont.
Deux fois dans ma vie de relieur, j’ai été empêché de faire ce rituel. La première fois c’est quand ma mère est tombée dans l’escalier et que j’ai dû la rejoindre à l’hôpital. Je ne suis pas allé à la boutique ce jour-là. La deuxième fois était un jour de tempête où ma voiture n’a jamais voulu démarrer. Et encore je me demande si ces 2 journées, je n’ai pas eu le réflexe de caresser mon portefeuille en peau de chagrin glissé dans ma poche.
Je pose ma tasse car un homme vient de rentrer avec un petit garçon ; je le fais asseoir sur le fauteuil derrière la vitrine et je lui donne les échantillons de cuir.
L’homme me présente un recueil de gravures, mal en point mais avec des dorures extraordinaires. Pourvu que je puisse le convaincre de me le laisser ! Cette restauration pourrait être une des plus belles que j’ai réalisé.
Pendant que j’explique au client quel type de cuir on pourrait utiliser et que je farfouille dans les fers à dorer, j’observe le petit garçon du coin de l’œil.
Il vient de porter un carré de cuir à sa joue…
Remerciements à Catherine Gaumerd, relieuse d’art à Montréal pour son accueil chaleureux et ses explications passionnées.