Je me réveillai tard ce jour-là, malgré l’agitation dans ma ruelle. Le soleil était déjà très haut. Midi, une heure peut être. La ville était reprise par la même fièvre que la veille. Des milliers de visiteurs avaient afflué depuis le vendredi soir dans notre village pittoresque, le transformant, le temps d’une semaine de festival, en une gigantesque fête foraine. En fin de matinée, les festivaliers se dispersaient donc dans les rues, en rangs de plus en plus serrés, énergisés par une bonne nuit de sommeil.
Certains villageois quittaient leur domicile à cette période de l’année pour aller se réfugier chez de la famille ou des amis et ne pas être pris dans la frénésie musicale qui ne grisait finalement que les visiteurs. Les habitants eux, supportaient ce mal nécessaire au nom de la survie du village et de son équilibre budgétaire.
Pour moi, qui étudiais dans la ville voisine, c’était l’occasion, le temps d’une semaine, de me refaire un petit pactole et de financer mes vacances d’été.
Je pris un café devant ma fenêtre grande ouverte pour m’imprégner de l’insouciance ambiante. Voilà qui me changeait singulièrement de l’atmosphère studieuse à laquelle j’étais habitué. Je me préparai ensuite en sifflotant et me dirigeai vers la place centrale, autour de laquelle étaient installées plusieurs scènes de concert. Au total, on parvenait à ériger dans le village 12 scènes différentes, permettant au visiteur de changer d’ambiance musicale au gré de ses errances.
La scène dont je m’occupais était une des quatre scènes intermédiaires accueillant les groupes de renom. Chaque soir, plus de 3000 personnes se pressaient sur le parterre, profitant de l’occasion, unique parfois, de voir passer ces groupes dans la région.
En m’approchant des installations, je remarquai un étrange tourbillon vivant. Une fille curieusement accoutrée d’un mélange de vêtements grunge et bohèmes. Une longue jupe à volants imprimée de fleurs mauves. Un petit débardeur fin recouvert d’une sorte de gilet en filet sans manches. Des bracelets à clous en cuir aux poignets et aux chevilles. Quelques piercings aussi qui contrastaient avec la douceur de son visage. Des éclats violets dans les cheveux.
Elle était déjà là bien avant que les camions ne viennent. Les écouteurs vissés sur les oreilles, elle tournait sur elle-même, les bras écartés, semblant prête à s’envoler avec un large sourire aux lèvres. Elle devait attendre l’équipe du groupe de ce soir qui arriverait en milieu d’après-midi. Emportée par son élan, elle ne me vit pas m’approcher des barrières métalliques et finit par se cogner à moi au moment où j’attaquais les escaliers menant à la scène.
Elle me regarda stupéfaite comme si elle était surprise de voir quelqu’un là. Puis, comprenant sa méprise et ne voyant pas autour de moi l’équipe du groupe au complet, me fit un petit geste de la main pour s’excuser sans se départir de son sourire. Charmante.
– Vous venez voir le concert ?
– Hein ? me cria t-elle, toujours sous ses écouteurs. Je lui fis signe de les enlever avant de répéter :
– Vous venez voir le concert ?
– Euh… oui. Enfin, si je ne me fais pas écraser par la foule d’ici là…
Elle semblait en effet bien frêle ; à ce moment je pensai à une poupée de porcelaine que ma mère avait toujours eue sur les étagères du salon. Cette fille, si on lui enlevait ses piercings et ses bracelets de cuir, pouvait être une poupée de porcelaine.
– À plus tard peut être alors. Je dois aller préparer le matériel.
– À plus tard…
Et elle remit ses écouteurs, reprenant aussitôt sa danse papillonnante. Je passai l’heure suivante à brancher la console de mixage et à tester le matériel. De nouveaux réglages seraient faits en présence du groupe pour que tout soit parfait pour le concert à la nuit tombée.
Le groupe de ce soir était un groupe de rock-électro assez récent mais très en vogue au niveau national. Un de ces groupes qui font une percée fulgurante sur les scènes européennes avant de s’exporter aux États-Unis. Un chanteur et quatre musiciens, tous jeunes et beaux comme il se doit, avec une touche rebelle propre à enthousiasmer les jeunes filles en mal d’émotions fortes. Quand ils arrivèrent, je me trouvais complètement absorbé par mes essais et j’en oubliais la fille. J’imagine qu’elle a dû cesser toute activité et observer avidement tous les faits et gestes de l’équipe.
Je m’absentai quelques minutes pour aller manger avant le début du spectacle et, à mon retour, la retrouvai au même endroit, près de la scène. Je lui demandai :
– Tu t’appelles comment ?
– Rosie
– Tu veux venir derrière la scène pendant le spectacle ? Tu serais plus près pour le voir…
Je ne sais pas ce qu’il m’a pris de lui faire cette proposition. Nous avons passé la sécurité :
– Elle est avec moi…
Intimidée, elle s’est assise à côté de moi, sur des caisses de bières. Elle était soudain très calme, comme hypnotisée.
Elle regardait partout, scrutant, j’imagine, l’arrivée du groupe.
Quand ils arrivèrent enfin, quelques minutes avant le début du concert, le batteur l’a aussitôt remarquée. Il m’a demandé :
– Qui c’est ?
– …
– La fille là, c’est qui ?
– Euh, une amie…
– Hmmm, fit-il d’un air gourmand ; je vais te la voler, ton amie… Je suis resté sans voix, rattrapé tout d’un coup par la réalité de la vie. Je crois que je faisais déjà des plans à ce moment-là sur le dîner que je lui offrirais après le spectacle, tout ce qu’elle allait me raconter de sa vie et même comment allaient se passer les prochains mois si elle ne vivait pas dans la région… Tout cela m’était déjà passé par la tête, juste parce que je trouvais son visage si doux… J’avais très envie de la prendre dans mes bras.
Elle semblait toujours aussi perdue et ébahie. Je lui souris et lui demandai si elle allait bien.
– Oui, oui me répondit-elle rêveuse.
A partir de là, tout m’a semblé aller très vite. Occupé par le mixage, je n’ai pas vu le temps passer. Dès que j’avais un peu de temps, je la regardais, détaillant ses jolies pommettes, le rebord de ses lèvres… Je la trouvais tellement belle. J’étais tellement fier de l’avoir invitée à se joindre à moi et j’envisageais la suite.
Elle ne quittait pas la scène des yeux ; le batteur surtout qui de temps en temps lui lançait des œillades la faisant frissonner. De plus en plus, je me sentis exclu du tableau, comme si la scène s’éloignait, me laissant sur le bord, dans un vacarme assourdissant de solitude.
Je me pris moi aussi à regarder le batteur pour essayer de m’imaginer à sa place, brûlant du regard de Rosie. Je pourrais moi aussi être batteur. J’avais fait un peu de musique avec des copains. Si cet abruti de frangin n’avait pas tout cassé un soir de déprime, on serait peut être à la place de ce groupe ce soir, en route vers la gloire. Je m’y remettrais, pour elle, dès demain. Juste pour la conquérir et aussi un peu par envie de leur vie de bohémiens de luxe.
Je me voyais faire la tournée des grands hôtels, prendre l’avion en première, arriver dans les salles de concert en limousine et sélectionner quels fans auraient droit à des autographes… je m’imaginais tout cela pendant que tout se décidait malgré moi, grâce à moi.
Après le dernier morceau, le batteur est parti avec elle. Je n’ai presque rien vu. J’étais occupé à relancer la sonorisation après le concert. Le temps de me retourner et je les ai vus descendre l’escalier et tourner à droite vers la grande allée. Et disparaître dans la foule.
Je suppose que j’aurais dû deviner qu’elle venait pour les stars. Mais je n’ai pu m’empêcher de l’imaginer dans mes bras plus tard et de me prendre pour une idole. Elle aurait aimé se blottir dans mes bras c’est certain. J’aurais été le meilleur des chevaliers servants, à la fois dur et tendre ; un rocker au cœur de guimauve pour qu’elle reste près de moi.
Voilà que, en quelques minutes, il ne me restait plus rien de ma douce rêverie. Je venais de la perdre. J’aurais dû lui parler plus peut être, la charmer plus vite. Au lieu de cela, je lui avais laissé le temps de profiter du concert supposant qu’elle me remercierait ensuite de la plus douce des façons. Je m’étais même vu à la place de ce musicien sans vergogne qui vole les amies des autres alors que j’en serais complètement incapable.
Dans tout cela il y a une chose que, ce soir, quand même, j’ai compris : faut pas dire à qui je ressemble, faut dire qui je suis…
(Valérie Garrel, 2011)
Inspiré par la chanson Rosie de Francis Cabrel