Ce n’est peut-être pas si souvent que les lecteurs s’amusent autant que les auteurs. Quoi que. En énonçant cela je me dis que c’est quand même toujours l’objectif même s’il n’est pas toujours atteint.
Je discutais dernièrement avec une amie de la notion de « cadavre exquis », jeu littéraire par lequel des auteurs en mal d’inspiration se distraient en attendant les Muses.
À l’origine, inventé à Paris dans les années 20 il consistait à ce que chaque participant écrive à tour de rôle une partie d’une phrase, dans l’ordre sujet–verbe–complément, sans savoir ce que le précédent a écrit. La première phrase qui résulta de ce processus et qui donna le nom à ce jeu fut :
« Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau. »
L’idée me semblait amusante mais je me demandais bien jusqu’où on pouvait pousser le concept sans se lasser.
La lecture d’un roman policier réalisé sous forme de « cadavre exquis » bonifié m’en donne aujourd’hui une démonstration éclatante.
Je vous invite à vous procurer la version anglaise originale ou la traduction de The Floating Admiral (L’Amiral flottant sur la rivière Whyn en français).
Oeuvre collective de 14 auteurs de romans policiers, tous membres du Detection Club créé dans les années 30. Ce roman à 28 mains donc et autant d’hémisphères de cerveaux comme on peut le supposer est une expérience intéressante pour le lecteur avec un bonus si en plus, un jour, vous vous êtes essayé à l’écriture d’un roman policier.
Ces 14 auteurs ont donc livré 12 chapitres et un prologue selon des règles imposées. On comprend vite à la lecture des règles du jeu qu’il vaut mieux être l’auteur du premier chapitre car on peut y poser autant de questions et d’indices que l’on veut sans avoir à y répondre. Et qu’il vaut mieux ne pas être l’auteur du dernier chapitre en charge d’attacher tous les indices en un dénouement plausible.
Oui parce que ce que j’apprécie beaucoup c’est que le Detection Club a une éthique de qualité : pour en devenir membre il faut jouer franc-jeu avec le lecteur. En d’autres termes, il faut que le lecteur soit en mesure, avec les indices qui lui sont présentés, de résoudre l’énigme du livre. On ne peut pas faire intervenir Dieu ou une potion magique ou des composés chimiques inexistants ou même l’intuition féminine pour résoudre l’enquête. Cela ne serait pas respectueux du lecteur.
Alors on s’amuse beaucoup, sachant cela, à découvrir les chapitres les uns après les autres. Petite précision : contrairement au jeu du cadavre exquis qui n’impliquait qu’une phrase, chaque auteur dans The Floating Admiral avait lu tous les chapitres précédents. Le prologue quant à lui a été écrit après coup et devait donc être aussi cryptique que possible…
Donc à moins d’être très très chanceux à la courte paille et d’être l’auteur du premier chapitre ou très malchanceux et devoir clore l’enquête, on observe comment les différents auteurs se débrouillent avec des indices de plus en plus complexes et parfois contradictoires pour faire avancer l’intrigue tout en prenant bien soin de savonner la planche pour l’auteur suivant… Un régal !
Un exemple de « savonnage de planche » : L’inspecteur a découvert une barque dont la corde d’attache a été coupée. Grâce à des informations dont je vous fais grâce il découvre que la somme des 2 morceaux restants attachés (un sur le poteau et l’autre sur la barque) est inférieure à la longueur habituelle de la corde :
« He was left with his new puzzle. Why should anybody need a bit of rope only a couple of feet long? It could hardly have been used to tie anything up, for the thickness of the rope meant that nearly the whole of this length would be taken up in making the knot. Well–it was one more riddle. »
The Floating Admiral, chapitre écrit par Dorothy L. Sayers
Bonne chance aux suivants pour trouver quoi faire avec ces 70cm de grosse corde manquants !
Et comme le Detection Club prenait très au sérieux la qualité du résultat final, chaque auteur devait remettre, en même temps que son chapitre, un autre document scellé dans lequel il expliquait le dénouement de l’enquête tel qu’il l’avait lui-même imaginée et qui devait être logique et réaliste. L’éditeur a jugé bon de nous les partager en fin d’ouvrage pour notre plus grand plaisir.
Et si vous avez aimé l’expérience sachez qu’il existe d’autres titres publiés par le Detection Club et que celui-ci existe toujours aujourd’hui.